Nouvelle : les Rêveurs Libérateurs

Nouvelle réalisée dans le cadre du concours "Etonnants Voyageurs" session 2010 - Incipit de Pierre Boterro (l'incipit finissant à "tu t'appelles comment ?").

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés
- Tu t'appelles comment ?
- Lætitia, répondit rêveusement la jeune fille. La joie, comme mes parents me le disent souvent...
- Que fais-tu dehors ?
- Et toi, que fais-tu ici ? Il fait froid ! Moi je travaille !
- Je dormais mais le rêve que je faisais a subitement disparu ! Il était si beau ! J'étais dans un monde merveilleux, mais d'un coup tout a disparu ! Envolé ! Il n’est resté que du noir.
- Et tu as essayé de te rendormir ? s'enquit le jeune chasseur.
- Oui, mais je n'ai pas fini ce rêve, et je désire vraiment en connaître la fin ! Je me croyais dans un conte. Et un conte sans fin, c'est triste, non ?
- Mais comment veux-tu retrouver ton rêve ? Je peux essayer de t'aider, mais cela risque d'être difficile.
- C'est en rapport avec ton travail ? demanda avec curiosité la jeune fille.
- Oui, acquiesça Victor. Je chasse des rêves pour les revendre à Monsieur Paul.
- Tu as capturé mon rêve pour le donner à ce Monsieur Paul ?
- Non, le seul que j'ai pu avoir ce soir est un petit bleu. Mais peut-être que Monsieur Paul a ton rêve, ramené par un autre chasseur, car je sais que par ici il y en a plusieurs qui travaillent. Allez, viens, on va voir si c'est lui qui l'a On le retrouvera, je te le promets !
Ils partirent ensemble, traversant toute la ville endormie. Rares étaient les bruits qui troublaient le silence nocturne qui semblait peser sur la cité. La maison de Monsieur Paul, où se situait également sa réserve des rêves, était isolée, au cœur des bois à l'ouest de la ville, loin des lumières citadines. Cela faisait une heure qu'ils avaient quitté le toit où Lætitia et Victor s'étaient parlés quand ils arrivèrent.
Tout était sombre. Cela paraissait inquiétant pour les deux enfants. Aucun bruit, aucune lumière ne s'échappait de la mystérieuse bâtisse. Victor invita Lætitia à contourner celle-ci afin de parvenir à la réserve. Le chasseur de rêves ouvrit avec sa clef le plus silencieusement possible la porte de fer. Mais elle grinça un peu, cri perçant et déchirant dans le silence pesant des bois. Ils attendirent une minute. Aucune lumière ne s'éclaira. Monsieur Paul ne semblait pas avoir entendu.
Lætitia ouvrit la bouche de surprise en découvrant la réserve. Elle était éclairée d'une lumière tamisée, issue des rayonnements diffus et légèrement colorés des bocaux, où les rêves attendaient un sort inconnu. Victor l'emmena vers les bocaux les plus récents, situés près de l'entrée, et trouvèrent l'étagère où les rêves de cette nuit-là étaient entreposés. Elle était déjà garnie, la plupart des chasseurs travaillant dur la première partie de la soirée afin de pouvoir rentrer chez eux le plus rapidement possible.
Il déposa son rêve bleu dans un bocal vide parmi ceux qui étaient entreposés dans un grand carton près de l'étagère. Il y avait six rêves qui étaient entreposés, et sans doute dans ceux-là le rêve de Lætitia. Ils prirent des bocaux qu'ils emmenèrent vers le fond de la réserve, où une drôle de machine servait à Monsieur Paul de décodeur de rêves. Un écran s'alluma quand ils activèrent la machine qui heureusement était silencieuse.
Ils mirent le premier bocal. L’écran s’alluma, et révéla le songe. Dans un labyrinthe un vieil homme cherchait sa famille qui l'appelait. Sa canne s'était brisée, et il avançait à grand peine dans le sombre dédale. La lumière, qui avait une origine impossible à déterminer, était faible, et vacillait. Les ombres des murs grandissaient dangereusement, prémices d'une obscurité totale. Le vieillard trébucha à plusieurs reprises, et finit par ne plus pouvoir se relever. Il pleura longuement. Laetitia était absorbée par ce rêve, mais elle confirma que ce n'était pas le sien.
Le deuxième rêve représentait un univers où formes et couleurs se mélangeaient perpétuellement, où chaque chose se transformait sans cesse. La vision de ces tourbillons et mouvements incita les deux enfants à changer de bocal rapidement.
Le troisième songe était la course d'un enfant à dos de licorne. Celle-ci le conduisait à travers les vastes et vertes prairies, enjambait les ruisseaux, et arriva devant un château fort. Le pont-levis s'abaissa, et l'enfant put entrer dans la vaste cour, acclamé, et tous l'appelaient "mon Prince". Ce rêve inspiré de jeux et d'histoires sur le Moyen-âge n'était pas celui de Laetitia.
Le quatrième se déroulait dans l'eau, où nageaient ensemble des poissons multicolores, qui jouaient avec des dauphins. Une femme riait en les regardant jouer à cache-cache derrière les coraux. Elle ressemblait à une sirène venue d'un autre monde le temps d'une nuit.
Le cinquième rêve semblait raconter une histoire. Celle d'un homme qui recherchait désespérément quelque chose, sans jamais la trouver. Il chercha dans toute sa maison, jour et nuit, afin de mettre la main sur l'objet. Mais il n'arriva pas à le retrouver. Il s'agissait en fait d'une clef, qui devait ouvrir une porte le menant dans un monde où il retrouverait sa femme décédée. Laetitia et Victor eurent les larmes aux yeux en voyant dans quel désespoir cet homme était.
Le sixième et dernier devait en toute logique être celui de la jeune fille, qui regarda avec anxiété l'écran noir. Son visage afficha une grande déception en découvrant une scène de guerre très violente. Le propriétaire avait dû être soldat par le passé pour avoir en mémoire des détails aussi réels, aussi terrifiants, aussi horribles. Victor se tourna vers elle et la consola :"Tu sais, peut-être que le chasseur n'est pas encore revenu avec ton rêve. C'est possible.
- Mais je ne pourrai donc jamais le finir alors ! s'exclama la jeune fille avec tristesse. Il me plaisait tellement... il est très important pour moi !
- On va attendre que d'autres chasseurs arrivent pour voir si l'un d'eux a bel et bien capturé ton rêve !"
Ils décidèrent de visiter un peu les lieux en attendant de pouvoir essayer d'autres rêves. Ils découvrirent en allant plus loin dans la réserve des cadres affichaient des paysages exotiques, lointains, voire fantastiques. De nombreux albums étaient également entreposés. En ouvrant ceux-ci, ils virent de très nombreuses images. Les deux enfants comprirent que les photos et les cadres montraient des images issues des rêves prisonniers des bocaux. Monsieur Paul semblait faire une véritable collection d'extraits de songes ! Ils continuèrent de regarder avec curiosité ces étranges albums qu'ils remirent à leur place silencieusement, et les deux enfants continuèrent d'avancer vers le fond. Ils y trouvèrent Monsieur Paul qui les dévisageait avec un sourire glacial. "Alors, que faites-vous ici, mes chers petits ? Etes-vous perdus ? Pourtant ce petit Victor connaît bien cet endroit, puisqu'il travaille pour moi... alors, mes chers enfants, que faites-vous ici, chez moi ?
- Je suis venu déposer un rêve que j'ai pris cette nuit, répondit Victor, la voix chevrotante. Laetitia est une amie à moi, et j'ai voulu lui montrer mon travail. Puis elle s'est perdue ici, et je suis venue au fond de la réserve pour la retrouver. On était en train de sortir.
- Mon cher Victor, répondit Monsieur Paul d'une voix qui aurait pu refroidir de la glace, je n'aime pas les petits menteurs. Je vous ai suivi depuis que vous avez ouvert la porte. J'ai tout vu, mes chers petits enfants. Vous avez regardé six rêves, afin de retrouver celui de cette chère Laetitia. Mais c'est moi qui ai son rêve. Le chasseur qui l'a pris me l'a ramené en début de soirée, et dès que j'ai vu le début j'ai su qu'il était pour moi. A ce cher moi-même. Maintenant, partez, et Victor, inutile de revenir travailler demain.
- Non, fit Laetitia en croisant les bras.
- Non ? reprit Monsieur Paul.
- La "chère petite Laetitia" a dit non à ce "cher Monsieur Paul", intervint Victor, toutefois en tremblant un peu devant le sourire terrifiant de son employeur. Et je reste avec elle. Rendez-lui ce rêve, c'est le sien, elle le veut. Ce n'est qu'un rêve parmi tous ceux que vous avez !
- Mais, mes chers enfants, cela n'est pas votre affaire, mais la mienne ! Partez, sinon c'est ce cher moi-même qui va faire partir ces petits intrus !
- Je veux mon rêve, s'exclama Lætitia ! C'est vous, le voleur !".
Monsieur Paul lui donna une gifle. Victor jeta un album sur celui qui commençait déjà à crier et à tenter de les frapper. Il courut avec Laetitia vers la sortie, mais trébucha sur un tabouret. Il atterrit avec violence sur une étagère qui tomba. Les bocaux se brisèrent, libérant les rêves qui s'enfuirent aussitôt par les soupiraux. Victor cria à Laetitia de renverser tout ce qu'elle pouvait trouver. Et elle s'exécuta, sous les hurlements de rage de Monsieur Paul qui les menaçait désormais d'une barre de métal.
Il tenta de frapper Victor avec, mais à la place il donna un puissant coup dans un rayon qui bascula pour tomber sur celui de devant et ainsi de suite. Des centaines de rêves s'envolèrent, retournant sans doute vers leurs propriétaires ou bien vers leur destination originelle avant d'être capturés. Les deux enfants jetèrent des bocaux en direction de leur agresseur, le ralentissant, et rendant libres ainsi de nouveaux songes. Ils virent un escalier, et l'empruntèrent.
Il débouchait dans les appartements du détenteur de tous les rêves capturés. De multiples songes étaient là-aussi entreposés, mais sur des étagères en bois ouvragé, et les bocaux étaient ornés de motifs gravés dans le verre. Ils firent tout tomber afin de restituer la liberté à ces rêves. Monsieur Paul arriva trop tard, et ne put que constater que tout était envolé, ou presque. Son commerce allait être ruiné. Il avait embauché des chasseurs de rêves afin qu’il puisse revendre à de riches hommes d’affaires ou personnes influentes des songes, après les avoir privé eux-mêmes de tout rêve. Sa machine à priver des rêves avait été brisée dans la réserve, redonnant par la même occasion la faculté à ces personnes de tout simplement… rêver. Mais les deux enfants étaient loin de tout cela. Ils désiraient simplement que Laetitia retrouve son rêve. Et en brisant les derniers bocaux, la jeune fille sourit en voyant un nuage argenté venir vers elle.
Un sentier forestier, avec des senteurs printanières, bordé de lys, serpentait, croisant sporadiquement des ruisseaux qui étaient franchis à l’aide de petits ponts en bois. Les oiseaux emplissaient de leur chant l’atmosphère des bois, où il faisait bon, où la lumière du soleil arrivait à travers le feuillage verdoyant. Elle était la Joie, portant plus que jamais son prénom, habillée d’une robe blanche, et riant aux éclats dès qu’elle croisait un animal, biche, écureuil, oisillon, chat…
Elle portait sur sa tête, au-dessus de sa chevelure blonde, une couronne de fleurs. Laetitia arriva dans une clairière où l’attendait son prince charmant. Et elle vit avec plaisir que c’était Victor. Une ombre les menaçait, un cauchemar horrible. Victor décida de lui montrer ce qu’il avait toujours pratiqué. Agilité, dextérité, courage et imagination. Il bondit en direction du mauvais rêve qui prenait l’apparence de cet inquiétant Monsieur Paul, qui ricanait des « chers petits enfants » mêlés à des menaces. Et il l’invita à le poursuivre, afin de se venger de la fin de son activité très lucrative par la perte de tous les songes retenus prisonniers. Victor essaya de le semer entre les arbres, mais l’ombre traversait ceux-ci aisément. Il se demanda ce qui pourrait faire fuir ce songe maléfique.
Et il trouva. Grâce à son imagination, et à ses souvenirs, il put faire apparaître une femme rayonnante de bonté, d’amour, d’apaisement. C’était sa mère. Celle-ci murmura des mots tendres à son fils avant de se jeter sur le cauchemar, l’absorbant, et le détruisant peu à peu, dans une lutte acharnée. Quand elle eût achevé de faire disparaître l’ombre de Monsieur Paul, elle le conduisit jusqu’à la clairière auprès de Laetitia, qui l’emmena visiter les lieux, découvrir tous les animaux, chanter avec les oiseaux, et courir paisiblement le long des chemins. Ils étaient heureux tous les trois, Victor parce qu’il avait revu sa mère et que Laetitia avait retrouvé son rêve. La jeune fille l’était pour la même raison, mais aussi parce qu’elle était avec son prince charmant, et la mère car elle était désormais certaine que son fils vivrait heureux. Laetitia pouvait finir son rêve, son conte. Elle avait son prince charmant, et évoluait dans un univers magique.
A leur réveil, ils trouvèrent Monsieur Paul, endormi, mais avec un vrai masque de terreur sur le visage. Il était condamné à faire les cauchemars les plus terrifiants jusqu’à sa dernière nuit. Et il n’avait plus rien d’inquiétant, mais était inquiet. Et il n’était plus mystérieux, mais maudit par le mystère de l’apparition de la mère du jeune Victor dans le rêve de Laetitia. Ils retournèrent ensemble chez la jeune fille, alors que le soleil n’allait pas tarder à chasser l’obscurité pesant sur la cité.
Victor pouvait désormais rêver comme tous les autres enfants. Une famille d’accueil proposa de l’adopter, et il put voir Laetitia à l’école, et rêver d’elle et de sa mère. Et ils décidèrent ensemble que plus tard ils redonneraient du rêve à ceux qui l’avaient perdu.